KANBrief 4/20
Les valeurs limites atmosphériques destinées à la protection contre les effets nocifs de substances dangereuses sur le lieu de travail sont, par principe, définies sur la base de données toxicologiques et relevant de la médecine du travail. Mais lors de leur détermination, des considérations portant sur leur faisabilité technique et sur leur rentabilité ont souvent un rôle à jouer. Comment évaluer les aspects coûts-bénéfices dans la prévention ?
Les valeurs limites atmosphériques issues d’études toxicologiques peuvent être basées soit sur la santé, soit sur les risques. Dans le premier cas, on suppose un seuil d’effets – et donc une concentration maximum de la substance en question – dans l’environnement professionnel, au-dessous duquel on n’a plus à craindre de risques d’altération pour la santé des travailleurs. Or, ce seuil est impossible à déterminer pour un certain nombre de produits chimiques, dont font partie de nombreuses substances cancérigènes. Un moyen de s’attaquer au problème est de se mettre d’accord, dans le discours socio-politique, sur un risque-cible aussi bas que possible pour la santé, risque qui ne doit pas être dépassé sur le lieu de travail. Pour une mise en œuvre de ces spécifications au niveau réglementaire, une relation exposition-risque spécifique à la substance professionnelle en question doit être modelée sur la base de résultats scientifiquement étayés provenant d’études expérimentales animales et d’études épidémiologiques. Des méthodes mûries existent déjà pour cela dans certains pays de l’Union européenne, notamment en Pologne, aux Pays-Bas et en Allemagne.
Le concept allemand vise à imposer à tous les travailleurs au maximum le même risque « acceptable » considéré comme très faible, quels que soient le poids économique de la substance, la gravité ou la possibilité de traitement du cancer à prévenir ou encore le nombre de personnes exposées. Contrairement à cette approche, la liste des valeurs limites contraignantes d’exposition professionnelle (BOELV) de la Commission européenne prend en compte les calculs de coûts-bénéfices. À cet effet, les années potentielles de vie perdues en raison de l’exposition, mais aussi la diminution de la qualité de vie due à la douleur, à la souffrance et à la peur, sont converties en une valeur monétaire et comparées aux coûts des mesures nécessaires pour réduire l’exposition et faire tomber la concentration sur le lieu de travail au-dessous d’une nouvelle valeur limite à définir.
De telles approches s’inspirent d’une éthique utilitariste, selon laquelle une action se juge en fonction de ses conséquences. Selon une célèbre maxime, l’utilitarisme recherche « le plus grand bonheur (ou bénéfice) du plus grand nombre. »
L’utilitarisme contraste fortement avec la tradition de l’éthique déontologique, que l’on associe particulièrement au philosophe Immanuel Kant. Selon lui, une action est morale si elle résulte d’une obligation intérieure à se conformer à certaines règles généralisables, comme par exemple « Tu ne tueras point ». Dans ce contexte, le droit à la vie signifie purement et simplement que personne ne doit être tué – mais pas qu’il faut optimiser une situation dans laquelle le plus grand nombre possible de personnes peuvent survivre.
Dans leur forme la plus pure, il est impossible de pratiquer jusqu’au bout ni une éthique strictement déontologique, ni la maximisation systématique du bénéfice prônée par l’utilitarisme. Dans les processus décisionnels démocratiques, l’important est de créer un équilibre raisonnable entre l’optimisation collective d’un côté et la protection des droits individuels de l’autre. Il faut pour cela circonscrire les considérations utilitaristes de coûts-bénéfices par des barrières déontologiques infranchissables.
Même si, pour les spécifications normatives aussi, il est indispensable d’en évaluer l’impact, et que les mesures de protection imposées doivent répondre au principe de proportionnalité, les droits, d’inspiration déontologique, de l’être humain et de chaque individu, droits qui sont ancrés dans de nombreuses constitutions nationales et supranationales, doivent être également pris en compte. Souvent, ce n’est pas le droit à la vie et à l’intégrité physique que l’on trouve alors en première place, mais – comme par exemple dans la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies, ou la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – la dignité humaine. Selon ce principe intangible, il est interdit de traiter des humains comme des objets en considérant qu’ils ne sont que des moyens décisionnels. Or, ce serait le cas si le bien-être d’une personne était mis en péril au profit du bénéfice d’autres personnes.
Dr. Eberhard Nies
eberhard.nies@dguv.de
Il s’agit d’un condensé de l’article „Kosten-Nutzen-Analysen bei der Grenzwertsetzung für krebserzeugende Arbeitsstoffe – Betrachtungen zur Risikopolitik“ (analyses coûts-bénéfices dans la fixation de valeurs limites pour les agents cancérigènes – considérations sur la politique des risques), paru dans la revue Gefahrstoffe 80 (2020) n° 07-08.www.dguv.de/medien/ifa/de/pub/grl/pdf/2020-grenzwertsetzung-grdl-7.pdf