KANBrief 4/19

Le travail qualifié à l’ère de l’intelligence artificielle

Étant en passe de révolutionner la manière de travailler, l’intelligence artificielle (IA) devrait donc induire d’énormes bouleversements. Elle pourrait un jour être capable d’assumer un bon nombre d’opérations jusqu’alors effectuées par des humains, incluant celles qui exigent une formation particulière, et dont les machines n’étaient pas encore capables. Pour cela, il faut toutefois d’abord apprendre aux outils de l’IA à faire le travail qu’ils seront censés assumer à l’avenir.

Même si le terme d’apprentissage automatique (machine learning – ML) semble le suggérer, les machines n’apprennent pas par elles-mêmes. Apprendre implique une formation, et ce sont des êtres humains qui assument cette formation ou, tout du moins, qui en fournissent les bases. Théoriquement, apprendre aux outils de l’IA les tâches qu’ils auront à effectuer est très simple : il suffit de fournir aux systèmes de ML des exemples qui illustrent comment les phénomènes en question pourront être identifiés. Les exemples doivent surtout contenir une multitude de cas limites, que l’instructeur humain classifie comme étant bons ou mauvais, permettant ainsi au système de ML d’élaborer ses propres critères pour les futures évaluations. Souvent, ces critères ne sont pas identiques à ceux qu’aurait utilisés un instructeur humain, mais, en règle générale, le résultat est le même : l’IA est capable de faire un choix, tout comme le ferait un humain. Elle peut donc remplacer celui-ci quand il s’agit de prendre une décision.

Souvent, cependant, même les tâches simples nécessitent des milliers d’exemples, voire davantage quand c’est la sécurité qui est en jeu. Apprendre à l’IA à reconnaître différents visages humains est encore un exercice relativement simple. Les paramètres déterminants sont les distances entre les pupilles, le bout du nez et la lèvre supérieure. Ces distances peuvent être calculées à partir du rapport entre eux de certains points caractéristiques, par exemple des points saillants sur le contour du menton et des pommettes. La reconnaissance de ces points saillants a nécessité des années d’apprentissage, car des ombres les rendent souvent flous, ou des mèches de cheveux les cachent. Pour les tâches techniquement pointues, l’apprentissage deviendra nettement plus complexe et difficile.

Apprendre à l’IA à travailler n’est pas particulièrement passionnant, même si le thème en question contient des aspects intéressants, ce qui est le cas pour de nombreux thèmes sur lesquels travaillent les professionnels. Aussi intéressant soit-il, tout aspect devient vite monotone quand il faut examiner et étiqueter des centaines, voire des milliers d’exemples. Pour la reconnaissance faciale, ce sont surtout des étudiants en informatique qui se sont chargés de cet apprentissage, ce qui l’a rendu relativement bon marché. Mais s’il s’agit par exemple de classifier des questions juridiques ou des aspects touchant à la sécurité, l’apprentissage devra être effectué par des personnes formées dans le domaine en question – et donc par exemple par des juristes ou des ingénieurs. Et les coûts ne seront alors plus les mêmes !

Se pose aussi la question de la motivation : déjà monotone, ce travail sera encore plus démotivant s’il a pour but de remplacer ceux-là mêmes qui effectuent l’apprentissage des systèmes. C’est tout au moins une crainte qui s’exprime fréquemment, même de la part de professionnels hautement qualifiés, quand il est question de l’impact de l’IA.

Mais il est possible qu’on n’en arrive pas là : non pas parce que les professionnels refuseraient de se charger de l’apprentissage ou l’effectueraient délibérément si mal qu’on n’en verrait jamais le bout, mais plutôt à cause des coûts élevés des systèmes ou des licences d’IA, qui sont un facteur souvent sous-estimé.

Ces coûts sont si élevés qu’un retour sur investissement suffisant ne peut s’obtenir, entre autres, que si l’on confie de plus en plus de tâches à l’IA. Or, paradoxalement, cela implique d’effectuer l’apprentissage de davantage de logiciels, ce qui prend du temps et fait exploser les coûts de personnel et de licence. Tous ceux qui s’imaginaient que, en apprenant aux systèmes de l’IA à travailler, ils se remplaceraient eux-mêmes se retrouvent finalement dans un cycle qui se perpétue indéfiniment : ils deviennent les serviteurs de l’IA, sans savoir quand se terminera cette servitude.

Il se peut donc que la révolution induite par l’IA ne débouche pas sur le chômage de professionnels qualifiés, mais qu’elle change la perception de ce qu’ils sont et de ce que représente leur travail. Pour mener à bien leur mission, aussi dans le monde du travail de demain, les institutions de prévention devront faire face à ces évolutions complexes et hétérogènes.

Richard Harper
Institute for Social Futures,
Lancaster University, UK

r.harper@lancaster.ac.uk