KANBrief 3/19

Normalisation et progrès – Une course passionnante

Le Pr Dr Joachim Breuer a été directeur général de l’Assurance sociale allemande des accidents du travail et des maladies professionnelles (DGUV) de 2002 à 2019. Outre d’autres fonctions, il est président de l’Association internationale de la sécurité sociale (AISS) et du Club de Genève – Global Social Future (Suisse). Lors de la Conférence EUROSHNET 2019 à Dresde, il s’est risqué à jeter un regard sur le monde du travail à l’ère du 4.0 et de la mondialisation.

Regardez dans votre boule de cristal… Comment allons-nous travailler demain ?

Le monde du travail de demain s’esquisse déjà aujourd’hui. On évoque souvent la mise en réseau des processus industriels comme si c’était une vision d’avenir, alors que, dans de nombreuses entreprises, l’interconnexion, Industrie 4.0 ou les robots collaboratifs font déjà partie du quotidien. On sous-estime toutefois souvent la dynamique de cette évolution. Le progrès technologique entraîne des changements et l’apparition de nouveaux métiers. Le Forum économique mondial estime que deux tiers environ des enfants actuellement scolarisés en primaire travailleront dans des professions qui n’existent pas encore aujourd’hui.

Ce changement concerne-t-il tous les groupes professionnels ?

L’automatisation de tâches de routine va rendre superflue toute une série de métiers, ou va les transformer. La main-d’œuvre non qualifiée ne sera pas la seule touchée. Les comptables, les opérateurs des centres d’appel, et même les professions hautement qualifiées, comme les radiologues, devront aussi s’adapter, les processus automatisés faisant en effet de plus en plus leur entrée dans des domaines de travail traditionnels.

Quel est l’impact de la numérisation sur la sécurité au travail ?

La numérisation pourrait bien changer aussi la donne dans la course entre la normalisation et les avancées technologiques, car un nouveau coureur apparaît sur la piste : la cybersécurité. Il est impossible d’affirmer actuellement avec certitude si le piratage informatique et la cybercriminalité sont des problèmes auxquels la normalisation doit s’attaquer. Je pense que nous devrons à l’avenir nous pencher plus intensément sur des risques résultant de comportements de tiers sous forme d’attaques par des codes malveillants ou, tout simplement, par des erreurs de comportement de la part des utilisateurs. Raison de plus pour se demander si un produit peut être considéré comme sûr si sa sécurité fonctionnelle a, certes, été prise en compte, mais que l’on n’a pas pensé à la possibilité d’attaques inopinées du logiciel. Face à de tels scénarios, il semble désormais difficilement possible de parler de ‘safety’ (sécurité fonctionnelle) sans ‘security’ (sécurité des données).

L’intelligence artificielle peut-elle alors nous aider ?

L’intelligence artificielle (IA) est à la fois électrisante et polarisante. Elle nous confronte à de nouveaux défis et peut insuffler un formidable élan au progrès technologique. Elle ne débouche toutefois pas toujours sur quelque chose de créatif, mais sert souvent seulement à rendre les processus plus rapides. L’année dernière, une équipe de scientifiques américains a trouvé un moyen d’accélérer de 200 fois la recherche sur de nouveaux superalliages à l’aide d’analyses du big data et d’algorithmes apprenants !

Une telle accélération des processus va bientôt déboucher sur une multitude de nouveaux produits et applications. Mais comment alors savoir s’ils sont sûrs ? L’IA est capable de dépister des lois et des phénomènes inattendus, que personne n’aurait soupçonnés. C’est son grand avantage. Mais c’est aussi son inconvénient – et ce quand elle génère des erreurs, sans que personne ne sache quelle en est la cause.

Quel impact cette évolution a-t-elle sur la prévention et la normalisation ?

Les changements et disruptions qui s’annoncent n‘affecteront pas seulement les entreprises et les modèles commerciaux. Si cette dynamique s’intensifie, cela ne restera pas sans conséquence pour les institutions, les partenaires sociaux et les autres acteurs qui, à ce jour, évoluent sur le terrain.

La question est aussi de savoir si, à l’avenir, la normalisation pourra contribuer autant qu’aujourd’hui à la sécurité et à la santé au travail. En Allemagne, il y a longtemps que nous nous demandons si la normalisation est capable de ne pas se laisser distancer par l’innovation : elle s’efforce de faire face au rythme croissant du progrès technique. Les spécifications élaborées sans consensus total – par exemple les DIN SPEC – sont un résultat de cette évolution.

S’ajoute le fait que, à l’avenir, ce n’est sans doute plus d’Europe ni des États-Unis que proviendra l’influence qui s’exerce sur les processus industriels. On assiste actuellement sur notre planète à un déplacement massif des poids économiques. Pour la normalisation, il est donc essentiel de créer des réseaux performants si elle veut être prise au sérieux comme acteur sur le terrain. Des tâches passionnantes nous attendent !