KANBrief 2/21

La Chine en passe de devenir une puissance normative mondiale

L’ébauche du plan « China Standards 2035 » a fait sursauter les experts en normalisation, partout dans le monde. Même s’il s’agit d’un projet de recherche et qu’aucune décision n’a encore été prise par le gouvernement, il est désormais évident que la République populaire a découvert la normalisation comme étant un instrument de politique industrielle, de géopolitique et de pouvoir. Pour l’Europe aussi, les conséquences sont importantes.

D’ici 2049 – année du 100e anniversaire de la République populaire – la Chine veut avoir pris le leadership technologique mondial. Dès 2030, l’Empire du Milieu vise à s’imposer comme puissance mondiale dans des technologies clés telles que l’intelligence artificielle (IA). En termes de dépôts de brevets, elle est déjà le numéro un mondial. Parallèlement, le gouvernement de Pékin a pris conscience du pouvoir que conférait la fixation de standards dans le but d’imposer son leadership technologique.

Le gouvernement communiste joue pour cela sur plusieurs tableaux : il harmonise le système national de normalisation, fait en sorte que de plus en plus d’experts chinois occupent des fonctions de haut niveau dans des organismes internationaux de normalisation tels que l’ISO et la CEI, et s’efforce d’exporter ses propres standards par le biais de l’initiative de la « Nouvelle route de la soie » (« Belt and Road ») dans les pays adhérents, surtout en Afrique, en Asie et en Europe.

La course aux standards et aux normes n’est pas seulement une question de prestige, mais aussi de gain. Werner von Siemens affirmait déjà : « Qui fait la norme fait le marché. » Outre l’influence exercée sur l’orientation de la politique industrielle, les droits de licence ont aussi un rôle à jouer. La plupart des standards propriétaires dans le secteur technologique émanant jusqu’à présent d’entreprises étrangères, la Chine est en l’occurrence le deuxième plus gros payeur au monde.

Les premiers standards ont été établis surtout par des pays européens, notamment par l’Allemagne. Les standards pour l’Internet sont élaborés principalement par des organismes basés aux États-Unis, comme l’Internet Engineering Task Force (IETF) ou le World Wide Web Consortium (W3C). Pékin entend avoir une longueur d’avance pour l’internet des objets (IoT), l’industrie 4.0 et d’autres technologies d’avenir telles que l’e-mobilité.

C’est surtout le projet de recherche « Chinese Standards 2035 » qui a préparé le terrain pour le nouveau cours. Les partenaires qui y ont participé, notamment l’institut chinois de normalisation SAC et l’Académie des sciences de l’ingénieur, ainsi que des universités et des institutions de recherche, ont étudié, entre autres, comment le système de normalisation pouvait se mettre au service des objectifs politiques. Début 2020, ils ont présenté leurs conclusions au Conseil d’État.

Leurs principales préconisations ont été d’élaborer une stratégie chinoise en matière de normalisation, et de réduire les cinq anciens types de standards à deux : ceux qui ont une pertinence nationale et ceux qui ont une pertinence mondiale. Ces derniers devront être élaborés par des institutions ou associations compétentes et par des alliances technologiques. Les participants au projet ont en outre recommandé d’accroître la qualité du système chinois de normalisation et de mettre en place un forum de la standardisation pour la « Nouvelle route de la soie ».

À ce jour, les acteurs du projet n’ont pas encore publié de rapport final officiel, et le gouvernement n’a pas non plus pris de décision quant à un programme basé sur ce projet. Il paraîtrait toutefois qu’un document non publié portant sur le sujet fait actuellement l’objet de discussions au sein du Conseil d’État, comme susceptible de servir de modèle pour une stratégie nationale chinoise en matière de normalisation.

L’ambassade de Chine à Berlin n’a pas souhaité faire directement de commentaires à ce sujet. Elle a renvoyé au site web du SAC. En avril dernier, cet institut de normalisation y avait publié un programme de travail pour la normalisation en Chine en 2021. Comportant 90 points et exigences de travail, ce programme marque le début de la période de planification en cours, qui s’étend jusqu’en 2025. Il demande que la normalisation ait un rôle plus important à jouer, par exemple dans la réduction des émissions de CO2 et dans la revitalisation des zones rurales, et qu’elle soit promue à différents niveaux grâce à une meilleure coordination entre les régions et les secteurs économiques. Le SAC appelle en outre à une plus forte participation à la standardisation internationale, à l’harmonisation des normes nationales et internationales, et à une meilleure coopération dans ce domaine.

Le fait est que, ces dernières années, les demandes de normalisation de la Chine ont progressé de 20 %, tant auprès de l’ISO que de la CEI. En 2019, la République populaire a soumis au total 238 propositions de normes internationales auprès de ces organismes. Parallèlement, elle a soumis 830 documents à l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) – plus que la Corée du Sud, les États-Unis et le Japon réunis. La proposition de Huawei (l’opérateur de réseau au centre des débats sur la sécurité de la 5G) portant sur un nouveau protocole internet (« New IP ») a suscité une certaine irritation en Occident : Sibylle Gabler, responsable auprès du DIN des relations avec le gouvernement, pointe du doigt le fait que la Chine veut ainsi conférer une certaine respectabilité, tant à son modèle de réseau contrôlé par l’État, incluant une « surveillance de masse », qu’aux filtres. De plus, par le biais de l’UIT, les entreprises chinoises entreprennent par exemple massivement d’imposer la standardisation de la reconnaissance faciale biométrique, pratique qui n’est pas moins controversée.

Sur le principe, Gabler se félicite du fait que l’Empire du Milieu s’implique davantage au sein de l’ISO et de la CEI. Ces organisations pratiquent la transparence, et tous les experts du monde entier y ont la possibilité de défendre leurs intérêts. « C’est évidemment beaucoup plus avantageux que la tentative d’ancrer les normes chinoises partout dans le monde. » Ce qui est toutefois important, « c’est que les normes internationales soient alors adoptées et utilisées par tous sans être modifiées. » Et c’est là que le bât blesse : selon la VDMA – la fédération allemande de la construction mécanique et de l’ingénierie – la Chine a adopté des normes ISO et CEI au faible niveau de 35 % en 2010. En 2019, ce taux n’était plus que de 24 %.

Pour la représentante du DIN, « la République populaire réunit tous les facteurs pour que son programme de normalisation soit une réussite » : des objectifs politiques clairs, la certitude que la normalisation est un instrument stratégique et géopolitique, et ses excellents experts techniques. Le défi est en l’occurrence le fait que, en matière de normalisation, l’approche traditionnelle occidentale se fonde sur la base, et que c’est donc l’industrie et d’autres parties prenantes qui donnent le ton. Cela débouche, certes, sur des projets proches du marché, « mais atteint ses limites quand d’autres régions pratiquent résolument une approche du top-down. »

Pour Gabler, s’ajoute le fait que « face à la multitude d’activités de standardisation menées par la Chine, tant au niveau national qu’international, les ressources des experts européens sont bien limitées. » Si rien ne change, « notre influence dans la normalisation internationale diminuera au cours des prochaines années. » Pour l’instant, l’Allemagne se positionne, certes, encore plutôt bien, avec des secrétariats et des présidents au sein de l’ISO et de la CEI.

« Nous vivons toutefois sur des décisions qui datent du passé », constate Gabler. « Aujourd’hui, ce sont souvent des personnes venues d’autres pays qui postulent pour les nouveaux postes ou pour ceux qui se libèrent. Les experts allemands ne sont pas toujours présents dans les projets stratégiquement importants du point de vue politique. » Les politiques doivent contribuer « à contrebalancer les énormes subventions pratiquées en Chine. » Il serait bon que des initiatives telles que la feuille de route en matière d’intelligence artificielle publiée en 2020 par le DIN et des associations en collaboration avec le ministère fédéral de l’Économie et de l’Énergie (BMWi) soient élargies à des domaines tels que l’économie circulaire ou l’hydrogène.

« Au lieu de mesures individuelles, on a besoin d’une approche stratégique vis-à-vis de la Chine », réclame Simon Weimer, rapporteur technique au sein de la Fédération des industries allemandes (BDI). « Les normes et les standards doivent être les éléments centraux d’une stratégie européenne vis-à-vis de la Chine. » L’énorme quantité de propositions de normes internationales émanant de la République populaire est source de grande inquiétude pour l’industrie allemande. Le BDI y voit une « démarche stratégique et politiquement voulue » dans laquelle Pékin investit de grosses sommes d’argent, ce qui lui permet d’exercer une influence ciblée sur certains domaines technologiques. L’Europe a de plus en plus de mal à suivre le rythme avec ses propres ressources.

« Si un standard chinois réussit à s’imposer sur le marché, on risque de voir diminuer la demande pour des technologies allemandes et européennes, et donc de perdre en capacité d’innovation et en compétitivité », met en garde Weimer. « L’UE doit reconnaître l’importance économique et politique des normes et travailler avec l’industrie sur une stratégie tournée vers l’avenir. »

Thomas Zielke, qui dirige le département Politique de normalisation et de standardisation auprès du BMWi, veut continuer à observer la situation : « Pour l’instant, nous ne pensons pas que la stratégie aura un impact négatif sur les opportunités pour les entreprises allemandes en Chine ou sur les dialogues bilatéraux en matière de normalisation. » Le département voit toutefois d’un œil critique la « Nouvelle route de la soie » : elle pourrait avoir pour effet que des normes nationales chinoises soient transportées vers d’autres pays, ce qui serait en contradiction avec l’approche d’un processus international de normalisation, et serait ainsi sans doute préjudiciable à la Chine elle-même.

Stefan Krempl
(journaliste free-lance)